CHAPITRE I

Ma mère menaçait souvent de me découper en huit morceaux si jamais je renversais le seau d’eau ou faisais semblant de ne pas l’entendre me crier de rentrer à la maison, quand le crépuscule s’assombrissait et que le chant des cigales devenait assourdissant. J’entendais sa voix enrouée de colère résonner à travers la vallée solitaire :

— Où est passé ce maudit gamin ? Je le mettrai en pièces quand il reviendra.

Je revenais tout crotté d’avoir descendu en glissant la colline, couvert de bleus à force de m’être bagarré, ou même un jour la tête ensanglantée après avoir été blessé par une pierre – j’ai encore la cicatrice, comme un ongle de pouce argenté –, mais rien ne m’attendait sinon le feu dans la cheminée, la soupe odorante et les bras de ma mère qui s’efforçât non pas de me mettre en pièces mais de me faire tenir en place afin de nettoyer mon visage ou de lisser mes cheveux tandis que je me tortillais comme un lézard pour lui échapper. Sa dure vie de labeur interminable l’avait rendue forte, et elle n’était pas vieille puisqu’elle m’avait mis au monde à moins de dix-sept ans. Quand elle me portait, je voyais que nous avions la même couleur de peau, bien que nous ne nous ressemblions guère pour le reste. Son visage était large et placide alors que je savais par ce qu’on m’avait dit – car nous n’avions pas de miroir, dans ce village de Mino perdu dans la montagne – que mes traits étaient plus fins, comme ceux d’un faucon. Habituellement, notre lutte se terminait par sa victoire, dont le prix était de pouvoir me serrer sur son cœur sans que je parvienne à me dérober. Elle me murmurait alors à l’oreille la formule de bénédiction des Invisibles, tandis que mon beau-père marmonnait sans conviction qu’elle me gâtait trop, et que les petites filles, mes demi-sœurs, faisaient des bonds autour de nous pour obtenir leur part de caresses et de bénédiction.

Je croyais alors que ce n’était qu’une façon de parler. Mino était un endroit paisible, trop isolé pour être affecté par les batailles féroces où s’affrontaient les clans. Je n’aurais jamais imaginé que des hommes et des femmes puissent vraiment être découpés en huit morceaux, que leurs membres vigoureux, à la peau couleur de miel, puissent être arrachés à leur corps pour être jetés aux chiens. Élevé parmi les Invisibles, accoutumé à leur douceur, j’ignorais que des hommes infligeaient de tels traitements à leurs semblables.

J’entrai dans ma quinzième année, et ma mère commença à avoir le dessous dans nos luttes. Je pris quinze centimètres en quelques mois, et à seize ans j’étais plus grand que mon beau-père. Il se mit à marmonner plus souvent qu’il était temps que je m’établisse, que je cesse de courir la montagne comme un singe sauvage et que je me marie dans une des familles du village. Je n’avais rien contre l’idée d’épouser une de ces filles avec qui j’avais grandi, et cet été-là je travaillai plus dur que jamais à son côté, prêt à prendre ma place parmi les hommes du village. Par moments, cependant, il m’était impossible de résister à l’attrait de la montagne, et à la fin du jour je m’éclipsais dans le bois des hauts bambous aux troncs satinés, baigné d’une lumière verte et oblique. Je prenais le chemin rocailleux qui menait à l’autel du dieu de la Montagne, où les villageois déposaient des offrandes de millet et d’oranges, avant de m’enfoncer dans la forêt de bouleaux et de cèdres, parmi les appels ensorceleurs du coucou et du rossignol, afin de guetter cerfs et renards et d’entendre au-dessus de ma tête le cri mélancolique des milans.

Ce soir-là, j’avais parcouru la montagne de bout en bout pour atteindre un endroit où poussaient les meilleurs champignons. J’avais rempli tout un baluchon de ceux qui sont petits et blancs comme des fils de soie et de ceux en forme d’éventail orange foncé. Je pensais au plaisir que ma mère ressentirait à cette vue, qui apaiserait même les récriminations de mon beau-père. Il me semblait déjà sentir le goût des champignons sur ma langue. Tandis que je traversais en courant le bois de bambous et les rizières où les lys rouges de l’automne étaient déjà en fleur, je croyais humer des odeurs de cuisine portées par le vent.

Comme souvent à la tombée du jour, les chiens du village aboyaient. L’odeur devint plus forte, ses effluves se firent âcres. Je n’avais pas peur, pas encore, mais un pressentiment commença à accélérer les battements de mon cœur. J’allais au-devant d’un incendie.

Des feux se déclaraient souvent dans le village : presque tout ce que nous possédions était en bois ou en paille. Mais je n’entendais pas un cri, aucun bruit de seau passant de main en main. Personne ne se répandait comme à l’ordinaire en plaintes et en malédictions. Le chant des cigales était toujours aussi strident, les appels des grenouilles résonnaient sur les rizières. Les échos d’un tonnerre lointain retentissaient sur les montagnes. L’air était lourd et humide.

Je suais à grosses gouttes, mais la sueur se glaçait sur mon front. Je sautai par-dessus la rigole de la dernière rizière en terrasse et regardai à mes pieds ce qui avait toujours été le paysage de mon foyer. La maison avait disparu.

Je m’approchai. Des flammes rampantes venaient encore lécher les poutres noircies. Aucune trace de ma mère ou de mes sœurs. J’essayai d’appeler, mais ma langue semblait subitement trop grosse pour ma bouche et la fumée me suffoquait et remplissait mes yeux de larmes. Le village tout entier était en feu. Mais où étaient passés les villageois ?

C’est alors que les hurlements commencèrent.

Ils provenaient du sanctuaire autour duquel la plupart des maisons étaient groupées. On aurait dit les cris de douleur d’un chien, sauf qu’un chien ne peut prononcer des mots humains, les hurler dans son agonie. Il me sembla reconnaître les prières des Invisibles, et je sentis mes poils se hérisser sur ma nuque et sur mes bras. Je me glissai parmi les maisons en flammes comme un fantôme, en direction de la clameur.

Le village était désert. Je n’arrivais pas à imaginer où ils avaient pu tous disparaître. Je me dis qu’ils s’étaient enfuis : ma mère avait dû emmener mes sœurs dans la forêt, à l’abri. J’irais les retrouver là-bas dès que j’aurais découvert qui poussait ces hurlements. Mais en débouchant de la ruelle qui donnait sur la grand-rue, je vis deux hommes gisant sur le sol. Une averse s’était mise à tomber doucement dans le soir, et les deux hommes paraissaient surplis, comme s’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient ainsi étendus sous la pluie. Ils ne se relèveraient jamais plus et peu importait que leurs vêtements fussent en train de se mouiller.

L’un d’eux était mon beau-père.

À cet instant, le monde changea pour moi. Une sorte de brouillard s’éleva devant mes yeux, et quand il se dissipa rien ne semblait réel. J’avais le sentiment d’avoir franchi la frontière de l’autre monde, cet univers parallèle au nôtre, où nous nous rendons dans nos rêves. Mon beau-père portait ses habits de fête. Leur étoffe bleu indigo était noircie par la pluie et le sang. Je me sentais désolé de les voir ainsi gâtés : il en avait été si fier.

Je dépassai les cadavres, je franchis les portes du sanctuaire. La pluie sur mon visage était fraîche. Les hurlements s’interrompirent brusquement.

À l’intérieur, je découvris des hommes que je ne connaissais pas. Ils avaient l’air d’accomplir un rituel lors d’une cérémonie. Des bandeaux ceignaient leurs têtes, ils avaient retiré leurs vestes et leurs bras étaient luisants de sueur et de pluie. Ils poussaient des halètements et des grognements, souriaient de toutes leurs dents blanches, comme si tuer leur avait coûté autant d’effort que de rentrer la moisson de riz.

De l’eau suintait du bassin où l’on se lavait les mains et la bouche pour se purifier en entrant dans le sanctuaire. Plus tôt, quand le monde était encore normal, quelqu’un avait dû faire brûler de l’encens dans le grand chaudron. Un reste de parfum flottait sur la cour, masquant l’âcre odeur du sang et de la mort.

L’homme qu’on avait mis en pièces gisait sur les pavés mouillés. Sur la tête coupée, je parvins à distinguer les traits du visage. C’était Isao, le chef des Invisibles. Sa bouche était encore ouverte, figée dans un ultime rictus de souffrance.

Les assassins avaient empilé avec soin leurs vestes contre un pilier. Je vis distinctement l’emblème de la triple feuille de chêne. C’étaient des hommes du clan des Tohan, venus d’Inuyama, leur capitale. Je me souvins d’un voyageur qui avait fait étape au village, à la fin du septième mois. Il avait passé la nuit dans notre maison et quand ma mère avait dit la prière avant le repas, il avait tenté de la faire taire.

— Ignorez-vous que les Tohan haïssent les Invisibles et projettent de nous attaquer ? Le seigneur Iida a juré de nous exterminer, avait-il chuchoté.

Le lendemain, mes parents étaient allés rapporter ces propos à Isao, mais personne ne les avait crus. Nous étions loin de la capitale, et les luttes d’influence des clans ne nous avaient jamais concernés. Dans notre village, les Invisibles vivaient avec les autres, avaient le même aspect, les mêmes activités qu’eux. Nous ne nous distinguions que par nos prières. Pourquoi aurait-on voulu nous nuire ? Cela paraissait impensable.

Et cela paraissait toujours impensable, alors que je restais figé près du bassin. L’eau s’écoulait goutte à goutte et je voulais en recueillir, essuyer le sang sur le visage d’Isao puis fermer doucement sa bouche – mais j’étais incapable de bouger. Je savais que d’un instant à l’autre les guerriers Tohan allaient se retourner, m’apercevoir et me mettre en pièces. Ils n’auraient ni pitié ni miséricorde. Ils étaient déjà souillés par la mort, puisqu’ils avaient tué un homme à l’intérieur même du sanctuaire.

Avec une acuité extraordinaire, j’entendis au loin les sabots tambourinant d’un cheval au galop. Alors que le bruit se rapprochait, j’éprouvai cette impression de déjà-vu familière aux rêves. Je savais qui j’allais voir apparaître dans l’encadrement des portes du sanctuaire. Je ne l’avais encore jamais vu de ma vie, mais ma mère l’évoquait comme une sorte d’ogre quand elle voulait nous faire peur afin que nous obéissions : « Ne vagabondez pas dans la montagne, ne jouez pas au bord de la rivière, ou Iida vous attrapera ! » Je le reconnus aussitôt. Iida Sadamu, seigneur du clan des Tohan.

Le cheval se cabra en hennissant quand il sentit l’odeur du sang. Iida resta en selle, aussi impassible que s’il était en fer. Une armure noire le couvrait des pieds à la tête, des bois de cerf couronnaient son casque. Il portait une courte barbe noire sous sa bouche cruelle. Ses yeux brillaient, comme ceux d’un homme traquant du gibier.

Ces yeux étincelants rencontrèrent les miens. Je compris d’emblée deux choses : d’abord, que cet homme ne redoutait rien au ciel ou sur la terre ; ensuite, qu’il tuait pour le plaisir de tuer. Maintenant qu’il m’avait vu, tout espoir était perdu.

Il avait son sabre à la main. Je ne fus sauvé que par la réticence de son cheval à s’engager sous le porche. Il piaffa de nouveau, et se cabra. Iida poussa un hurlement. Les hommes qui se trouvaient déjà dans le sanctuaire se retournèrent et se mirent à crier avec l’accent rauque des Tohan quand ils m’aperçurent. Je saisis ce qui restait d’encens, sans sentir ou presque la brûlure à mes mains, et je me précipitai vers les portes. Lorsque le cheval fit un écart dans ma direction, je pressais l’encens contre son flanc. Il se cabra au-dessus de moi et ses sabots énormes effleurèrent mes joues. J’entendis le sifflement du sabre qui s’abattait. J’avais conscience de la présence des guerriers Tohan tout autour de moi. Il paraissait impossible qu’ils puissent me manquer, mais j’avais l’impression de m’être dédoublé. Je voyais le sabre d’Iida me tomber dessus, cependant je restais indemne. Je me précipitai derechef sur le cheval. Il s’ébroua dans sa douleur et se lança dans une série de bonds furieux. Déséquilibré par le coup de sabre qui pour une raison mystérieuse avait manqué sa cible, Iida passa par-dessus l’encolure de son destrier et tomba lourdement sur le sol.

Je fus saisi d’une horreur qui se mêla bientôt de panique. J’avais désarçonné le seigneur des Tohan. Pour expier un tel acte, la torture et la souffrance ne connaîtraient pas de limites. J’aurais dû me jeter à leurs pieds et implorer la mort, mais je compris que je ne voulais pas mourir. Une force bouillonnait dans mon sang et me disait que je ne mourrais pas avant Iida. Il faudrait d’abord que je le voie mort.

Je ne savais rien des guerres opposant les clans, ni de leurs codes rigides et de leurs inimitiés féroces. J’avais passé ma vie entière parmi les Invisibles, auxquels il est interdit de tuer et qui ont pour doctrine de pratiquer le pardon mutuel. Mais en cet instant, la vengeance fit de moi son disciple. Je la reconnus tout de suite et appris aussitôt ses leçons. Elle était exactement ce que je désirais : elle allait me délivrer du sentiment de n’être qu’un mort vivant. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je l’accueillis dans mon cœur. Je donnai un coup de pied à l’homme le plus près de moi, et l’atteignis entre les jambes. J’enfonçai mes dents dans une main qui attrapait mon poignet, me dégageai d’entre mes adversaires et courus vers la forêt.

Trois d’entre eux se lancèrent à mes trousses. Ils étaient plus grands que moi et couraient plus vite, mais je connaissais le terrain et la nuit tombait. La pluie se mit elle aussi de la partie, plus violente qu’auparavant, transformant les sentiers escarpés de la montagne en pistes glissantes et traîtresses. Deux de mes poursuivants ne cessaient de brailler en me racontant ce qu’ils auraient grand plaisir à faire de moi et en me couvrant d’injures dont je ne pouvais que deviner le sens. Le troisième au contraire courait en silence, et c’était lui que je redoutais. Les deux autres finiraient peut-être par rebrousser chemin au bout d’un moment, retourneraient à leur liqueur d’orge ou autre breuvage infect dont s’enivraient les Tohan, en prétendant qu’ils avaient perdu ma piste dans la montagne. Mais le troisième ne renoncerait jamais. Il me poursuivrait jusqu’au bout du monde pour me tuer.

Quand le sentier devint plus raide, près de la cascade, les deux braillards se laissèrent un peu distancer, mais leur compagnon allongea le pas comme font les animaux qui montent une pente. Nous passâmes à côté de l’autel, et un oiseau qui picorait du millet s’envola dans un flamboiement d’ailes vert et blanc. Le sentier obliquait légèrement pour contourner le tronc d’un cèdre énorme et, alors que je dépassais l’arbre, les jambes flageolantes et le souffle haletant, quelqu’un surgit de son ombre et me barra le passage.

Je courus droit sur lui. Il poussa un grognement, comme si je lui avais coupé la respiration, mais il m’attrapa au passage. Il regarda mon visage, et je vis ses yeux s’éclairer : comme s’il était surpris, ou me reconnaissait. Quoi qu’il en soit, il resserra sa prise. Cette fois, je ne pouvais plus m’échapper. J’entendis le guerrier Tohan qui s’immobilisait, tandis que les deux autres nous rejoignaient d’un pas lourd.

— Pardonnez-moi, seigneur, dit d’une voix ferme l’homme que je redoutais. Vous avez arrêté le criminel que nous poursuivions. Soyez-en remercié.

L’homme qui me tenait me retourna face à mes poursuivants. J’aurais voulu l’interpeller, le supplier, mais je savais que c’était inutile. Je sentais le tissu soyeux de ses vêtements, la peau douce de ses mains. Lui aussi était assurément une sorte de seigneur, exactement comme Iida. Ils étaient tous taillés sur le même modèle. Il ne ferait rien pour m’aider. Je gardai le silence, repensai aux prières que ma mère m’avait enseignées, songeai fugitivement à l’oiseau.

— Qu’a donc fait ce criminel ? demanda le seigneur.

L’homme qui me faisait face avait un visage allongé, on aurait dit un loup.

— Pardonnez-moi, répéta-t-il d’une voix moins courtoise. Cela ne vous regarde en rien. Cette affaire n’est du ressort que d’Iida Sadamu et du clan des Tohan.

Le seigneur poussa un grognement.

— Vraiment ? Et qui prétendez-vous être pour me dire ce qui me regarde ou non ?

— Contentez-vous de nous remettre ce garçon ! gronda l’homme-loup en renonçant à tout effort de politesse.

Je compris soudain que le seigneur n’allait pas me livrer. D’un geste harmonieux, il me fit passer derrière son dos et desserra sa prise. Puis j’entendis pour la seconde fois de ma vie le sifflement du sabre du guerrier s’animant de sa vie propre. L’homme-loup sortit un couteau. Les deux autres étaient armés de bâtons. Le seigneur leva le sabre des deux mains, fit un pas en direction d’un des bâtons, trancha la tête de l’homme qui le tenait et revint à la hauteur de l’homme-loup dont il coupa le bras droit, au bout duquel la main agrippait encore le couteau.

Ce fut l’affaire d’un instant, mais qui dura une éternité. La scène se déroula dans les dernières lueurs du jour, sous la pluie, mais je n’ai qu’à fermer les yeux pour en revoir les moindres détails.

Le corps décapité s’affala lourdement au milieu d’un flot de sang, la tête roula en bas de la pente. Le guerrier indemne laissa tomber son bâton et s’enfuit en appelant à l’aide. L’homme-loup, à genoux, essayait d’étancher le sang jaillissant du moignon de son bras, sans articuler un mot ni pousser un gémissement.

Le seigneur essuya le sabre et le remit dans le fourreau fixé à sa ceinture.

— Viens, me dit-il.

Je restai là, tremblant, incapable de bouger. Cet homme avait surgi de nulle part. Il venait de tuer, sous mes yeux, pour sauver ma vie. Je me jetai à ses pieds en essayant de trouver des mots pour exprimer ma reconnaissance.

— Lève-toi, dit-il. Le reste de la bande sera à nos trousses dans un instant.

Je parvins à articuler :

— Il faut que je retrouve ma mère.

— Pas maintenant. Tout ce que nous devons faire, c’est filer !

Il me força à me relever et commença à me presser de monter plus haut :

— Que s’est-il passé là-bas ?

— Ils ont incendié le village et tué…

Le souvenir de mon beau-père s’imposa de nouveau à moi et je fus incapable de poursuivre.

— Les Invisibles ?

Je chuchotai :

— Oui.

— C’est la même chose dans toute la province. Iida attise partout la haine à leur égard. J’imagine que tu es des leurs ?

— Oui.

Je grelottais. On était encore en été et la pluie était tiède, cependant je n’avais jamais eu aussi froid de ma vie.

— Mais ce n’était pas uniquement pour ça qu’ils me pourchassaient. J’ai fait tomber sire Iida de son cheval.

À mon grand étonnement, le seigneur éclata de rire.

— Voilà un spectacle qui devait en valoir la peine ! Mais du coup, tu es doublement menacé. Il va devoir laver un tel affront. Enfin, maintenant tu es sous ma protection. Je ne laisserai pas Iida remettre la main sur toi.

— Vous avez sauvé ma vie, dis-je. À partir de ce jour, elle vous appartient.

Pour une raison ou pour une autre, ma remarque le fit rire de nouveau.

— Nous avons une longue marche devant nous, et nos estomacs sont vides et nos vêtements trempés. Il faut que nous ayons franchi la montagne avant que le jour soit levé et qu’ils soient lancés à nos trousses.

Il s’éloigna à grands pas et je courus à sa suite, en faisant de mon mieux pour empêcher mes jambes de trembler et mes dents de claquer. Je ne connaissais même pas son nom, mais je voulais qu’il soit fier de moi et n’ait jamais à regretter de m’avoir sauvé la vie.

— Je suis Otori Shigeru, dit-il quand nous commençâmes l’ascension du col. Du clan des Otori, de Hagi. Mais je ne voyage pas sous ce nom, de sorte que tu ne dois pas t’en servir non plus.

À mes yeux, Hagi était aussi lointain que la lune, et même si j’avais entendu parler des Otori je ne savais rien d’eux, sinon qu’ils avaient été battus dix ans plus tôt par les Tohan, lors d’une grande bataille dans la plaine de Yaegahara.

— Comment t’appelles-tu, mon garçon ?

— Tomasu.

— C’est un nom typique des Invisibles. Il vaut mieux que tu t’en débarrasses.

Il resta un instant silencieux puis reprit d’une voix brève, dans l’obscurité :

— Tu pourras prendre le nom de Takeo.

Et c’est ainsi qu’entre la cascade et le sommet de la montagne je perdis mon nom, reçus une nouvelle identité et unis mon destin au clan des Otori.

L’aube nous trouva, glacés et affamés, dans le village de Hinode, célèbre pour ses sources thermales. J’étais d’ores et déjà plus loin de mon foyer que jamais auparavant dans ma vie. Tout ce que je savais de Hinode était ce qu’affirmaient les garçons de mon village, à savoir que les hommes y étaient voleurs et les femmes aussi chaudes que les sources et prêtes à coucher avec vous pour le prix d’une coupe de vin. Je n’eus pas l’occasion de vérifier aucun de ces deux points. Personne n’aurait osé voler le seigneur Otori, et je ne vis en fait de femme que l’épouse de l’aubergiste qui nous servit nos repas.

J’avais honte de mon aspect, engoncé dans les vieux vêtements si souvent rapiécés par ma mère qu’il était impossible d’en discerner la couleur originelle, dégoûtant de crasse et de sang. Je n’arrivais pas à croire que le seigneur puisse vouloir que je dorme comme lui à l’auberge. Je pensais que je logerais dans les écuries. Mais lui semblait tenir à me garder autant que possible sous les yeux. Il dit à la femme de laver mes habits et m’envoya faire un brin de toilette aux sources. Quand je revins, à moitié endormi sous l’effet de l’eau brûlante après cette nuit sans sommeil, le repas du matin était servi dans la chambre et le seigneur était déjà en train de manger. Il m’invita d’un geste à me joindre à lui. Je m’agenouillai sur le parquet et récitai les prières que nous avions coutume de dire avant le premier repas du jour.

— Ne fais pas ça, dit sire Otori en mâchant une bouchée de riz et de légumes marinés. Ne le fais même pas quand tu es seul. Si tu veux vivre, il faut que tu oublies cette part de ton existence. La page est tournée. Pour toujours.

Il avala sa bouchée et se servit de nouveau.

— Il ne vaut pas la peine de mourir pour ça.

J’imagine qu’un vrai croyant aurait persisté à dire ses prières envers et contre tout. Je me demandais si c’était ce qu’auraient fait les morts de mon village. Je revis l’expression à la fois hébétée et stupéfaite de leurs yeux. J’interrompis mes prières. Je ne me sentais plus aucun appétit.

— Mange, dit le seigneur non sans gentillesse. Je n’ai pas envie de devoir te porter sur mon dos jusqu’à Hagi.

Je me forçai à manger quelques bouchées, pour qu’il ne me méprise pas. Après quoi il m’envoya dire à la femme d’installer les lits. Donner des ordres à cette femme me mettait mal à l’aise, non seulement parce que je pensais qu’elle se moquerait de moi et me demanderait si j’avais perdu l’usage de mes mains, mais aussi du fait de ce qui arrivait à ma voix. Je la sentais se tarir peu à peu tandis que je parlais, comme si les mots étaient trop fragiles pour soutenir le poids de ce que j’avais vu. Dès qu’elle eut compris ce que je voulais, cependant, elle s’inclina presque aussi bas que devant sire Otori et se hâta d’obéir.

Le seigneur se coucha et ferma les yeux. Il sembla s’endormir sur-le-champ.

J’aurais cru que j’allais moi aussi sombrer aussitôt dans le sommeil, mais mon esprit continua de vagabonder tant j’étais choqué et épuisé. Ma main brûlée me tourmentait et j’entendais avec une acuité inhabituelle, presque effrayante, tous les bruits à la ronde – chaque mot prononcé dans les cuisines, chaque rumeur de la ville. Je ne cessais de repenser à ma mère et aux petites filles. Je me disais qu’objectivement je ne les avais pas vues mortes. Elles avaient dû s’enfuir, oui, elles devaient être saines et sauves. Tout le monde aimait ma mère, dans notre village. Elle n’était pas du genre à avoir choisi la mort. Même si elle était née parmi les Invisibles, elle n’avait rien d’une fanatique. Elle faisait brûler de l’encens dans le sanctuaire et apportait des offrandes au dieu de la Montagne. Assurément elle n’était pas morte, ma mère au large visage, aux mains rêches et à la peau couleur de miel, elle ne gisait pas quelque part sous le ciel, ses yeux perçants devenus vides, n’exprimant plus qu’une surprise hébétée, avec ses filles à quelques pas d’elle !

Mes propres yeux n’étaient pas vides, mais débordaient honteusement de larmes. J’enfouis mon visage dans le matelas et m’efforçai de réprimer mes sanglots. Mais je ne pouvais maîtriser mes épaules tressautantes, mon souffle suffoqué par les larmes. Au bout de quelques instants, je sentis une main sur mon épaule et j’entendis la voix tranquille de sire Otori :

— La mort vient sans prévenir et la vie est fragile et éphémère. Personne ne peut rien y changer, que ce soit par des prières ou des formules magiques. Les enfants pleurent face à cette réalité, mais les hommes et les femmes ne pleurent pas. Ils doivent endurer ce qui advient.

Sa voix se brisa sur ces derniers mots. Le seigneur Otori était autant que moi accablé de chagrin. Son visage était crispé, mais des larmes s’échappaient encore de ses yeux. Je savais qui je pleurais moi-même, mais je n’osai pas lui poser de question.

*

Je dus finalement m’endormir, car je rêvais que j’étais à la maison en train de manger mon souper dans un bol qui m’était aussi familier que mes propres mains. Il y avait un crabe noir dans la soupe, et il bondit hors du bol et s’enfuit dans la forêt. Je me lançai à sa poursuite, mais au bout d’un moment je m’aperçus que je ne savais plus où j’étais. J’essayai de crier : « Je suis perdu ! », mais le crabe m’avait volé ma voix.

À mon réveil, sire Otori était en train de me secouer.

— Lève-toi !

J’entendis que la pluie avait cessé de tomber. D’après la lumière, je compris qu’il devait être midi. La chambre fermée paraissait étouffante, l’atmosphère était lourde et calme. La natte de paille exhalait une odeur légèrement acide.

— Je n’ai pas envie d’avoir à mes trousses Iida et cent guerriers simplement parce qu’un gamin l’a fait tomber de cheval, grogna sire Otori avec bonne humeur. Nous n’avons pas intérêt à tramer.

Je ne dis pas un mot. J’aperçus sur le sol mes vêtements lavés et séchés, et je m’habillai en silence.

— Je me demande où tu as trouvé l’audace de tenir tête à Sadamu alors que tu as trop peur de moi pour m’adresser la parole…

Je n’avais pas vraiment peur de lui, j’étais plutôt comme pétrifié de respect. C’était comme si un ange de Dieu, un esprit de la forêt ou un héros de l’Antiquité avait surgi devant moi pour me prendre sous sa protection. J’aurais été incapable de dire alors à quoi il ressemblait, car je n’osais pas le regarder en face. Quand je risquais un œil dans sa direction, son visage au repos m’apparaissait empreint de sérénité – pas précisément sévère, mais impassible. J’ignorais à l’époque combien son sourire le métamorphosait. Il avait une trentaine d’années, peut-être un peu moins, sa taille était nettement au-dessus de la moyenne et il était large d’épaules. La peau de ses mains était claire, presque blanche, et leur forme était harmonieuse, avec de longs doigts nerveux qui semblaient faits pour s’enrouler tout naturellement autour de la poignée du sabre.

C’est ainsi que je les voyais maintenant se saisir de l’arme gisant sur le matelas et la soulever avec aisance. À cette vue, je frémis en songeant à tous les hommes dont cette lame avait dû connaître l’intimité de chair et de sang, entendre les derniers cris. Cette pensée me terrifiait et me fascinait à la fois.

— Voici Jato, dit sire Otori quand il remarqua mon regard.

Il caressa en riant le fourreau noir élimé.

— Il est en costume de voyage, comme moi. À la maison, nous sommes tous deux vêtus avec davantage d’élégance !

« Jato », répétai-je en sourdine. Le sabre-serpent qui avait sauvé ma vie en s’animant de sa propre vie.

Nous quittâmes l’auberge et, laissant derrière nous Hinode et ses sources aux relents de soufre, nous entreprîmes l’ascension d’une autre montagne. Les rizières cédèrent la place à des bois de bambous, semblables à ceux qui entouraient mon village. Ils furent suivis de châtaigniers, d’érables et de cèdres. La forêt fumait sous le soleil brûlant, quoiqu’elle fût si dense que seuls quelques rayons de jour perçaient jusqu’à nous. À deux reprises, des serpents croisèrent notre chemin : une petite vipère noire et un autre plus gros, aux écailles couleur de thé. Il parut s’enrouler comme un anneau et disparut d’un bond dans le sous-bois, comme s’il avait su que Jato était capable de lui trancher la tête. Les cigales faisaient retentir leur chant strident et le min-min gémissait d’une voix monotone qui donnait mal à la tête.

Malgré la chaleur, nous avancions à vive allure. Par moments j’étais distancé par sire Otori et je gravissais péniblement le sentier comme si j’avais été absolument seul, guidé par le seul bruit de ses pas. Je le rejoignais au sommet du col, et laissais errer mon regard sur les montagnes derrière lesquelles s’étendaient encore d’autres chaînes escarpées, et partout la forêt impénétrable.

Il semblait s’orienter parfaitement dans cette contrée sauvage. Nous marchâmes pendant de longues journées, en ne nous accordant que de brefs sommeils la nuit, parfois dans une ferme isolée, parfois dans un refuge abandonné. En dehors des maisons où nous fîmes halte, nous ne rencontrâmes que peu de gens sur cette route solitaire : un bûcheron, deux petites filles qui ramassaient des champignons et s’enfuirent à notre vue, un moine se rendant dans un temple lointain. Au bout de quelques jours, nous franchîmes l’épine dorsale du pays. Nous avions encore des pentes abruptes à gravir, mais nous descendions plus souvent. La mer apparut. Ce ne fut d’abord qu’une lueur éloignée, puis une large étendue soyeuse d’où des îles s’élevaient comme les sommets de montagnes englouties. Je n’avais encore jamais vu la mer, et ne pouvais en détacher mon regard. Par moments, elle ressemblait à une haute muraille sur le point de s’écrouler sur la terre ferme.

Ma brûlure guérissait lentement, une cicatrice argentée serpentait désormais dans la paume de ma main droite.

Les villages étaient de plus en plus importants, et nous finîmes par faire halte une nuit dans ce qu’il fallait bien appeler une ville. Elle était située sur la route escarpée reliant Inuyama à la côte, et abritait un grand nombre d’auberges et de tavernes. Nous étions encore en territoire Tohan et la triple feuille de chêne était omniprésente, ce qui me faisait redouter de sortir dans les rues. J’avais pourtant l’impression que les gens de l’auberge savaient plus ou moins qui était sire Otori. Le respect dont il était toujours entouré se teintait ici d’une nuance plus profonde, d’une loyauté ancienne, peut-être, qui devait rester secrète. Ils me traitaient avec affection, malgré mon mutisme. Cela faisait des jours que je ne parlais plus, même avec sire Otori. Il n’en paraissait guère troublé. Lui-même était un homme taciturne, plongé dans ses pensées. Il m’arrivait pourtant de le regarder furtivement, et je découvrais alors qu’il m’observait avec sur le visage une expression qui ressemblait à de la pitié. Il semblait sur le point de parler, puis se ravisait en marmonnant :

— Qu’importe, qu’importe, on ne peut rien changer à ce qui est.

Les serviteurs avaient la langue bien pendue, et j’aimais bien les écouter. Ils s’intéressaient de près à une voyageuse arrivée la veille et qui passait encore une nuit à l’auberge. Elle se rendait seule à Inuyama, afin apparemment de rencontrer sire Iida en personne. Elle avait avec elle des serviteurs, naturellement, mais pas trace d’époux, de frère ni de père. Elle était très belle malgré son âge avancé – au moins trente ans –, très charmante, gentille, aimable avec tout le monde mais… elle voyageait seule. Quel mystère palpitant ! La cuisinière prétendait savoir qu’elle était veuve depuis peu et voulait rejoindre son fils dans la capitale, mais la femme de chambre déclara que c’était un tissu d’absurdités et que la dame mystérieuse n’avait jamais eu d’enfant ni été mariée. Le garçon d’écurie, qui était en train d’engloutir son souper, annonça sur ces entrefaites qu’il avait entendu les porteurs du palanquin raconter qu’elle avait eu deux enfants, un garçon mort en bas âge et une fille qui était retenue en otage à Inuyama.

Les servantes poussèrent force soupirs et murmurèrent que même la fortune et une haute naissance ne vous mettaient pas à couvert des coups du destin.

Le garçon d’écurie reprit :

— Au moins, la fille a la vie sauve, car elles sont Maruyama. Dans cette famille, ce sont les femmes qui héritent.

À cette nouvelle, chacun manifesta sa surprise et sa compréhension, et la curiosité fut encore plus vive pour cette dame qui était la vraie maîtresse de son domaine, le seul se transmettant de mère en fille, et non de père en fils.

— Pas étonnant qu’elle ose voyager seule, observa la cuisinière.

Fort de son succès, le garçon d’écurie enchaîna :

— Mais cette situation déplaît à sire Iida. Il cherche à se rendre maître du territoire de dame Maruyama, par la force ou bien, dit-on, par le biais d’un mariage.

La cuisinière lui pinça l’oreille.

— Tu ferais mieux de tenir ta langue ! On ne sait jamais qui peut écouter.

— Nous étions Otori, dans le temps, et nous le redeviendrons, marmonna le garçon.

La femme de chambre m’aperçut dans l’encadrement de la porte et me fit signe d’entrer.

— Quelle est votre destination ? Vous devez avoir fait un long voyage !

Je secouai la tête en souriant. Une des servantes, qui sortait pour se rendre dans les chambres des hôtes, me caressa le bras au passage et dit :

— Il ne parle pas. Dommage, n’est-ce pas ?

— Que vous est-il arrivé ? s’enquit la cuisinière. Quelqu’un vous a fait avaler de la poussière, comme le chien aïnou ?

Ils étaient en train de me taquiner sans méchanceté quand la servante revint, suivie d’un homme qui me parut appartenir à l’escorte de dame Maruyama, à en juger par sa veste arborant l’emblème de la montagne enfermée dans un cercle. À mon grand étonnement, il m’adressa la parole d’un ton respectueux :

— Ma maîtresse souhaite vous parler.

Je n’étais pas certain de devoir le suivre, mais son visage était honnête et j’étais curieux de voir de mes propres yeux la dame mystérieuse. Je l’accompagnai dans le couloir et nous traversâmes la cour. Il pénétra dans la véranda et s’agenouilla devant la porte de la chambre. Il prononça quelques mots, se tourna vers moi et me fit signe d’entrer.

Je lançai un bref coup d’œil sur la femme avant de tomber à genoux et d’incliner ma tête jusqu’à terre. J’étais certain d’être en présence d’une princesse. Sa chevelure balayait le sol comme une longue vague de soie noire. Sa peau était aussi blanche que la neige. Elle portait un ensemble de robes dont les nuances crème, ivoire et gorge-de-pigeon étaient savamment dégradées et qui s’ornaient de pivoines brodées roses et rouges. Il émanait d’elle une sérénité qui me fit d’abord penser aux profonds lacs de montagne puis, soudain, à l’acier trempé de Jato, le sabre-serpent.

— On me dit que vous êtes muet, dit-elle d’une voix semblable à une eau claire et tranquille.

Je sentis qu’elle me regardait avec compassion, et je rougis jusqu’au front.

— À moi, vous pouvez parler, continua-t-elle. Elle se pencha pour saisir ma main et dessina du bout des doigts dans ma paume le signe des Invisibles. Son geste me fit tressaillir, comme sous la brûlure d’une ortie, et je ne pus m’empêcher de retirer ma main.

— Dites-moi ce que vous avez vu, dit-elle d’une voix toujours aussi douce, mais insistante. Comme je ne répondais rien, elle chuchota :

— C’était Iida Sadamu, n’est-ce pas ?

Presque malgré moi, je levai les yeux sur elle. Elle souriait, mais sans joie.

— Et vous faites partie des Invisibles, ajouta-t-elle.

Sire Otori m’avait dit de prendre garde à ne pas me trahir. Je pensais avoir définitivement enterré mon ancienne identité en perdant mon nom, Tomasu. Mais face à cette femme, j’étais désemparé. J’allais acquiescer de la tête quand j’entendis sire Otori qui traversait la cour. Je me rendis compte que je le reconnaissais à son pas, et je remarquai également qu’il était suivi par une femme ainsi que par l’homme qui m’avait parlé. C’est alors que je compris qu’en prêtant l’oreille je pouvais entendre tout ce qui se passait à la ronde dans l’auberge. J’entendis le garçon d’écurie se lever et quitter la cuisine. Je surpris les commérages des servantes, et j’étais capable de distinguer chaque voix. Depuis que j’avais arrêté de parler mon ouïe n’avait cessé de s’affiner, et cette acuité auditive me submergeait maintenant d’un déluge de sons. C’était à la limite du supportable, comme un violent accès de fièvre. Je me demandai si dame Maruyama était une magicienne qui m’avait ensorcelé. Je n’osais pas lui mentir, mais j’étais incapable de parler.

Je fus sauvé par l’entrée de la femme. Elle s’agenouilla devant dame Maruyama et dit d’une voix tranquille :

— Sa Seigneurie cherche le garçon.

— Demandez-lui d’entrer, répliqua la dame. Et auriez-vous la bonté d’apporter le nécessaire pour le thé, Sachie ?

Sire Otori pénétra dans la chambre et échangea avec dame Maruyama une série d’inclinations respectueuses. Leurs propos courtois étaient ceux d’étrangers et elle n’employait pas son nom, cependant j’eus l’impression qu’ils se connaissaient bien. Il régnait entre eux une tension que je compris plus tard mais qui pour le moment me mettait plus mal à l’aise que jamais.

— Les servantes m’ont parlé du garçon qui voyage avec vous, dit-elle. J’ai voulu le voir de mes propres yeux.

— Oui, je l’emmène à Hagi. C’est le seul survivant d’un massacre. Je n’avais pas envie de le laisser aux mains de Sadamu.

Il ne semblait pas disposé à en dire plus, mais ajouta cependant au bout d’un instant :

— Je lui ai donné le nom de Takeo.

À ces mots, elle eut un sourire – un vrai sourire.

— J’en suis heureuse. Il y a quelque chose dans son aspect…

— Vous trouvez ? C’est aussi ce que j’ai pensé.

Sachie revint avec un plateau, une bouilloire et un bol. Je les vis clairement quand elle les disposa sur la natte, au même niveau que mes yeux. Le vernis du bol gardait en lui le vert de la forêt et le bleu du ciel.

— Vous viendrez un jour à Maruyama, dans le pavillon du thé de ma grand-mère, dit la dame. Là, nous pourrons accomplir la cérémonie selon les règles. Mais pour l’instant, nous allons devoir nous contenter de ce que nous avons.

Elle versa l’eau bouillante dans le bol, d’où s’échappa un parfum doux-amer.

— Asseyez-vous, Takeo, dit-elle.

Elle entreprit de battre le thé de façon à obtenir une mousse verte. Puis elle passa le bol à sire Otori. Il le prit des deux mains, le fit tourner trois fois, but son contenu, essuya le bord avec son pouce et tendit le bol à la dame. Elle le remplit de nouveau et me le passa. Je m’efforçai de faire les mêmes gestes que le seigneur, portai le bol à mes lèvres et bus le breuvage mousseux. Il avait un goût amer, mais il dégageait la tête. Je me sentis un peu remis d’aplomb. Nous n’avions rien d’équivalent à Mino : notre thé était confectionné avec des brindilles et des herbes de la montagne.

J’essuyai l’endroit où j’avais bu et tendis le bol à dame Maruyama en m’inclinant gauchement. J’avais peur que sire Otori ne remarque ma maladresse et n’ait honte de moi, mais quand je le regardai, je vis que ses yeux étaient fixés sur la dame.

Elle but à son tour. Nous restâmes assis en silence. La pièce semblait comme imprégnée par le sentiment de quelque chose de sacré, comme si nous venions de prendre part au repas rituel des Invisibles. Je fus soudain envahi par la nostalgie de mon foyer, de ma famille, de mon ancienne vie mais, même si mes yeux étaient brûlants, je ne me laissai pas aller à pleurer. Il fallait que j’apprenne à endurer.

Sur la paume de ma main, je sentais encore la trace des doigts de dame Maruyama.

*

L’auberge était beaucoup plus grande et luxueuse que n’importe quel autre endroit où nous avions fait halte au cours de notre voyage précipité à travers les montagnes, et les mets qui nous furent servis ce soir-là au souper ne ressemblaient à rien de ce que j’avais goûté auparavant. Nous eûmes de l’anguille dans une sauce épicée, un délicieux poisson des rivières du pays, plusieurs services d’un riz plus blanc qu’on n’aurait pu l’imaginer à Mino où nous nous estimions heureux si nous mangions du riz trois fois en un an. Pour la première fois de ma vie, je bus du vin de riz. Sire Otori était très gai – « sur un nuage », comme aurait dit ma mère –, son silence et son chagrin avaient disparu comme par magie. Moi aussi, je succombai à l’enchantement joyeux du vin.

Quand nous eûmes fini de souper, il me dit d’aller me coucher pendant qu’il ferait un tour dehors afin de s’éclaircir les idées. Les servantes vinrent préparer la chambre. Je m’allongeai et écoutai les rumeurs de la nuit. Sous l’effet de l’anguille ou du vin, je me sentais nerveux et mon ouïe était exacerbée à l’excès. Le moindre bruit dans le lointain me réveillait en sursaut. J’entendais les chiens de la ville aboyer de temps en temps, les autres se joignant au premier qui commençait. Au bout d’un moment, il me sembla distinguer la voix de chaque membre du chœur. Je songeai aux chiens et à leur façon d’agiter leurs oreilles en dormant, tout en ne laissant que certains bruits les déranger. Il me faudrait apprendre à devenir comme eux, ou renoncer à tout jamais au sommeil.

Quand j’entendis les cloches du temple sonner à minuit, je me levai pour aller aux cabinets. Mon urine me parut faire autant de bruit qu’une chute d’eau. Je me lavai les mains au bassin de la cour et restai un instant à écouter, aux aguets.

C’était une nuit tiède et paisible, en route vers la pleine lune du huitième mois. L’auberge était silencieuse : tout le monde était couché et dormait. Des grenouilles coassaient au bord du fleuve et dans les rizières, et j’entendis à une ou deux reprises le hululement d’un hibou. Alors que je rentrais doucement dans la véranda, j’entendis la voix de sire Otori. Je crus un instant qu’il était retourné dans la chambre et me parlait, mais une voix de femme lui répondit. C’était dame Maruyama.

Je savais que je n’aurais pas dû écouter. Ils chuchotaient, de sorte que personne d’autre que moi n’aurait pu surprendre leur conversation. Je rentrai dans la chambre, refermai la porte et m’étendis sur la natte, décidé à m’endormir. Mais je ne pouvais refuser à mes oreilles la satisfaction de leur irrépressible besoin de sons, et chaque mot leur parvenait, distinctement.

Ils parlaient de leur amour l’un pour l’autre, de leurs rares rencontres, de leurs projets d’avenir. Leurs propos étaient souvent si concis et circonspects que je ne parvins pas à les comprendre sur le moment. J’appris que dame Maruyama se rendait à la capitale pour voir sa fille et qu’elle craignait qu’Iida n’insiste de nouveau pour l’épouser. La femme du seigneur était souffrante et l’on s’attendait à sa disparition prochaine. Elle ne lui avait donné qu’un fils, lui aussi d’un tempérament maladif, qui était une source de déception pour son père.

— Vous n’épouserez personne d’autre que moi, murmura sire Otori.

Et elle répliqua :

— C’est là mon seul désir, vous le savez.

Puis il lui jura qu’il n’aurait jamais d’épouse ni de maîtresse si ce n’était elle, et il évoqua une sorte de plan de guerre qu’il avait élaboré, mais sans s’expliquer davantage. J’entendis mon nom, et je compris que je devais avoir un rôle à jouer dans ce plan. Je me rendis compte qu’il existait une inimitié de longue date entre lui et Iida, remontant à l’époque de la bataille de Yaegahara.

— Nous mourrons le même jour, dit-il, je ne pourrais vivre dans un monde où vous n’existeriez pas.

Puis leurs chuchotements firent place à d’autres sons : la rumeur de l’amour entre un homme et une femme. Je me bouchai les oreilles. Je savais ce qu’était le désir, j’avais satisfait le mien avec d’autres garçons de mon village ou des filles du bordel, mais j’ignorais tout de l’amour. Quoi que j’entendisse, je me jurai de ne jamais en parler. Je garderais sur ces secrets le même silence inviolable qui protégeait ceux des Invisibles. J’étais heureux de ne pas avoir de voix.

Je ne revis pas la dame. Nous partîmes tôt le lendemain, une heure ou deux après le lever du soleil. Il faisait déjà chaud, des moines aspergeaient d’eau les cloîtres du temple et l’air sentait la poussière. Avant notre départ, les servantes de l’auberge nous avaient apporté du thé, du riz et de la soupe. L’une d’elles étouffa un bâillement en posant les plats devant moi, et s’excusa en riant. C’était la fille qui m’avait caressé le bras en passant près de moi, la veille, et quand nous nous en allâmes elle sortit et me cria :

— Bonne chance, jeune seigneur ! Bon voyage ! Ne nous oubliez pas !

J’aurais bien voulu rester une nuit de plus. Cela fit rire sire Otori, qui se mit à me taquiner en déclarant qu’il devrait me protéger des entreprises féminines, à Hagi. Il ne devait guère avoir fermé l’œil la nuit précédente, mais sa gaieté n’était nullement retombée. Il marchait sur la grand-route d’un pas plus énergique que d’ordinaire. Je pensais que nous prendrions la route de Yamagata, au lieu de quoi nous traversâmes la ville en suivant un fleuve plus étroit que celui qui longeait la grand-route. À un endroit où ses eaux rapides resserraient leur cours entre des blocs de pierre, nous passâmes sur l’autre rive et entreprîmes une nouvelle fois de gravir une montagne.

Nous avions emporté des provisions de l’auberge en vue de notre journée de marche, car une fois dépassés les petits villages bordant le fleuve nous ne devions plus rencontrer personne. C’était un sentier étroit et solitaire, et dont l’ascension était rude. Parvenus au sommet, nous fîmes halte pour nous restaurer. L’après-midi tirait à sa fin, et le soleil projetait des ombres obliques sur la plaine s’étendant à nos pieds. Plus loin, vers l’est, des chaînes de montagnes se succédant à perte de vue se teintaient de bleu indigo et de gris acier.

— C’est là-bas que se trouve la capitale, dit sire Otori en suivant mon regard.

Je crus qu’il parlait d’Inuyama et me sentis déconcerté.

Voyant mon trouble, il reprit :

— Non, je veux dire la vraie capitale, celle du pays tout entier, la résidence de l’empereur. De l’autre côté de ces montagnes. Inuyama est situé au sud-est.

Il désigna du doigt la direction d’où nous venions.

— C’est parce que nous sommes si loin de la capitale et l’empereur si faible que des seigneurs de guerre comme Iida peuvent agir à leur guise.

Son humeur s’assombrit de nouveau.

— Et voici à nos pieds le théâtre de la pire défaite jamais subie par les Otori, au cours de laquelle mon père trouva la mort, voici Yaegahara. Les Otori furent trahis par les Noguchi, qui changèrent de camp pour s’allier à Iida. Plus de dix mille hommes ont péri.

Il me regarda et ajouta :

— Je sais ce qu’on ressent à voir ceux qu’on aime le plus se faire massacrer. Je n’étais pas tellement plus vieux que tu l’es aujourd’hui.

Je contemplai la plaine déserte. Je n’arrivais pas à imaginer à quoi pouvait ressembler une bataille. Je pensai au sang de dix mille hommes imbibant la terre de Yaegahara. Dans la brume de chaleur humide, le soleil se teintait de rouge, comme s’il avait aspiré ces flots sanglants. Des milans tournoyaient au-dessus de nos têtes, remplissant l’air de leurs cris lugubres.

— Je ne veux pas aller à Yamagata, dit sire Otori alors que nous commencions à descendre le sentier. Je suis trop connu là-bas, et puis il y a d’autres raisons que je te dirai un jour. Pour l’heure, cela signifie que nous allons devoir dormir à la belle étoile cette nuit. Nous devrons nous contenter de l’herbe en guise d’oreiller, car il n’y a aucune ville assez proche pour y faire halte. Nous traverserons la frontière du fief en empruntant un itinéraire secret que je connais, après quoi nous serons en territoire Otori, à l’abri des sbires de Sadamu.

Je n’avais pas envie de passer la nuit sur la plaine solitaire. Je tremblais à l’idée des dix mille fantômes, et des ogres et des lutins demeurant dans la forêt qui nous cernait. Le murmure d’un torrent me paraissait la voix de l’esprit des eaux, et chaque fois qu’un renard glapissait ou qu’un hibou hululait je m’éveillais, le cœur battant. À un moment, la terre elle-même se mit à trembler légèrement, faisant bruire les arbres et rouler des pierres dans le lointain. Je croyais entendre les voix des morts crier vengeance et je m’efforçai de prier, mais je ne sentis qu’un vide immense. Le dieu secret que vénèrent les Invisibles s’était évanoui en même temps que ma famille. Loin des miens, je n’avais aucun contact avec lui.

À côté de moi, sire Otori dormait aussi paisiblement que s’il était dans sa chambre d’auberge. Cependant je savais qu’il était conscient autant que moi, et même davantage, des exigences des morts. Je songeais avec agitation au monde où j’allais faire mon entrée – un monde dont j’ignorais tout, celui des clans régis par des règles sévères et des codes impitoyables. J’y pénétrais par le simple caprice de ce seigneur dont le sabre avait décapité un homme sous mes yeux et dont j’étais pour ainsi dire la propriété. Je frissonnai dans l’air moite de la nuit. Nous nous levâmes avant l’aube et le ciel devenait gris quand nous franchîmes la rivière qui marquait la frontière du domaine des Otori.

Après Yaegahara, les Otori, jadis maîtres de la totalité du pays du Milieu, avaient été repoussés par les Tohan dans un territoire exigu entre la dernière chaîne de montagnes et la mer septentrionale. Sur la grand-route, la barrière était gardée par les hommes d’Iida, mais cette contrée sauvage et isolée offrait de nombreux points où il était possible de passer clandestinement la frontière, sans compter qué la plupart des paysans et des fermiers se considéraient toujours comme Otori et ne portaient pas les Tohan dans leur cœur. Sire Otori me raconta tous ces détails tandis que nous marchions, avec la mer désormais toujours sur notre droite. Il me parla aussi de la campagne en me faisant remarquer les diverses techniques d’exploitation, les levées édifiées pour l’irrigation, les filets tissés par les pêcheurs et la façon dont ces derniers extrayaient le sel de la mer. Tout l’intéressait, et il avait des connaissances sur tout. Insensiblement, le chemin se transforma en route et devint de plus en plus fréquenté. Nous croisions maintenant des fermiers se rendant au marché du village voisin, chargés d’ignames et de légumes verts, d’œufs et de champignons séchés, de racines de lotus et de bambou. Nous nous arrêtâmes au marché pour acheter de nouvelles sandales de paille, car les nôtres tombaient en lambeaux.

Quand nous arrivâmes à l’auberge, ce soir-là, tout le monde reconnut sire Otori. Les gens sortirent en courant pour le saluer avec des cris de joie et se jetèrent à plat ventre devant lui. On lui réserva les meilleures chambres, et le souper fut une succession de plats délicieux. J’avais l’impression que le seigneur se métamorphosait sous mes yeux. Bien sûr, je savais qu’il était de grande naissance, qu’il appartenait à la classe des guerriers, mais je n’avais pas de notion précise sur la place qu’il occupait dans la hiérarchie du clan. Cette fois, je commençais à réaliser qu’elle devait être élevée. Ma timidité s’accrut encore en sa présence. Je sentais que chacun m’épiait du coin de l’œil en se demandant ce que je fabriquais là, avec une forte envie de me jeter dehors à coups de taloches.

Le lendemain matin, il arborait des vêtements accordés à sa position. Des chevaux nous attendaient, ainsi que quatre ou cinq serviteurs. Ils échangèrent des sourires ironiques quand ils découvrirent que je ne connaissais rien aux chevaux. Quand sire Otori ordonna à l’un d’eux de me prendre derrière lui sur sa monture, ils se montrèrent surpris quoique évidemment aucun n’osât faire la moindre remarque. Pendant le voyage, ils essayèrent de me parler, me demandèrent d’où je venais et comment je m’appelais, mais en constatant que j’étais muet ils décidèrent que je devais également être sourd et idiot. Ils entreprirent de s’adresser à moi en prononçant très fort des mots simples et en recourant au langage des gestes.

Je n’étais pas enchanté à l’idée de me faire ballotter sur le dos d’un cheval. Le seul que j’eusse jamais approché d’un peu près était celui d’Iida, et je pensais que tous les chevaux me garderaient rancune de la souffrance que je lui avais infligée. De plus, je ne cessais de me demander quel sort m’attendait à Hagi. Je supposais que j’y ferais office de domestique, dans le jardin ou aux écuries. Mais il s’avéra que sire Otori nourrissait d’autres projets à mon égard.

Trois jours après la nuit que nous avions passée en bordure de la plaine de Yaegahara, nous arrivâmes dans l’après-midi à Hagi, la résidence fortifiée des Otori. Elle était bâtie sur une île prise entre deux fleuves et la mer. La cité était reliée à une langue de terre par le pont de pierre le plus long que j’eusse jamais vu. Il avait quatre arches à travers lesquelles se précipitait la marée descendante et des parois de pierres parfaitement ajustées. Il me sembla qu’il n’avait pu être édifié sans l’aide de quelque sorcellerie, et je ne pus m’empêcher, de fermer les yeux quand les chevaux s’y engagèrent. Les eaux du fleuve grondaient avec un bruit de tonnerre à mes oreilles, mais j’entendais encore une autre rumeur par-dessous, comme une mélopée funèbre qui me faisait frissonner.

Arrivé au milieu du pont, sire Otori m’appela. Je me laissai glisser du haut de ma monture et courus le rejoindre. Une grosse pierre avait été encastrée dans le parapet. Des caractères y étaient gravés.

— Sais-tu lire, Takeo ?

Je fis non de la tête.

— Tant pis pour toi. Il va falloir que tu apprennes !

Il éclata de rire.

— Et je crains que ton maître ne te fasse souffrir ! Tu vas regretter d’avoir quitté ta vie sauvage au milieu des montagnes.

Il me lut tout haut l’inscription :

— Le clan des Otori souhaite la bienvenue aux hommes justes et loyaux. Quant aux injustes et aux déloyaux, qu’ils prennent garde.

L’emblème du héron était dessiné sous les caractères.

Je marchai à côté de son cheval jusqu’au bout du pont.

— On a enterré le maçon sous la pierre, ajouta le seigneur d’un ton désinvolte. De cette façon, on était sûr qu’il ne bâtirait jamais un pont rivalisant avec celui-ci, et qu’il veillerait sur son œuvre pour l’éternité. La nuit, on peut entendre son fantôme qui parle au fleuve.

Pas seulement la nuit. Je frissonnai à la pensée du triste fantôme prisonnier de son chef-d’œuvre, mais quand nous entrâmes dans la cité la rumeur des vivants étouffa la voix des morts.

Hagi était la première capitale où je mettais les pieds, et elle me fit l’effet d’un chaos immense et ahurissant. Ma tête éclatait sous l’afflux des sons les plus divers : cris des marchands ambulants, claquements des métiers à tisser dans les maisons étroites, coups violents des maçons, grincements agressifs des scies, et tant d’autres bruits que je n’avais jamais entendus auparavant et étais incapable d’identifier. Une rue entière était occupée par des potiers, et l’odeur d’argile et de chaux vint frapper mes narines. Je n’avais encore jamais entendu la rumeur d’un tour de potier, ni le mugissement de son four. Et sous cette profusion de bruits, les bavardages, les cris, les jurons et les rires des humains se frayaient leur chemin aussi bien que, sous la variété des odeurs, s’imposait, omniprésente, la puanteur de leurs ordures.

Au-dessus des maisons, le château dressait sa masse imposante qui tournait le dos à la mer. Je crus un moment que nous nous dirigions vers lui et j’en eus le cœur serré, tant son aspect sinistre me semblait de mauvais augure. Mais nous obliquâmes vers Test, en suivant le fleuve Nishigawa jusqu’à l’endroit où il rejoignait le Higashigawa. Sur notre gauche s’étendait un quartier sillonné de rues et de canaux sinueux, où des murs couronnés de tuiles entouraient de vastes maisons qu’on ne pouvait qu’entrevoir parmi les arbres.

Le soleil avait disparu derrière de sombres nuages, il y avait de la pluie dans l’air. Sentant qu’ils approchaient de leur écurie, les chevaux accélérèrent le pas. Au bout de la rue, une large porte était ouverte. Les gardes étaient sortis de leur pavillon, qui jouxtait l’entrée, et ils se jetèrent à genoux en inclinant la tête à notre passage.

Le destrier de sire Otori baissa la tête et la frotta rudement contre moi. Il poussa un hennissement et un autre cheval lui répondit du fond des écuries. Je saisis la bride, et le seigneur descendit de sa monture. Les serviteurs se chargèrent d’emmener les chevaux.

Il traversa à grands pas les jardins en direction de la maison. Je restai un instant immobile, hésitant, ne sachant si je devais le suivre ou accompagner les hommes, mais il se retourna et m’appela par mon nom en me faisant signe de le rejoindre.

Le jardin était rempli d’arbres et d’arbustes qui ne se pressaient pas en une masse inextricable, comme ceux grandissant dans la sauvagerie des montagnes, mais gardaient chacun sa place, en une harmonie sereine et policée. Et cependant, par moments, j’avais l’impression d’entrevoir fugitivement la montagne elle-même, comme si elle avait été capturée et ramenée ici à l’état de miniature.

Ces lieux étaient aussi remplis de bruit – le bruit de l’eau coulant sur des rochers, tombant goutte à goutte de tuyaux. Nous nous arrêtâmes pour laver nos mains dans le bassin, et l’eau s’échappa avec un tintement argentin de cloche, comme si elle était ensorcelée.

Les domestiques de la maison étaient déjà groupés sur la véranda pour saluer leur maître. Je fus surpris de leur petit nombre, mais plus tard je devais apprendre que sire Otori vivait dans une grande simplicité. Il y avait trois jeunes servantes, une femme plus âgée et un homme d’environ cinquante ans. Après les inclinations d’usage, les petites se retirèrent tandis que les deux vieux me fixaient avec une stupeur à peine dissimulée.

— Il ressemble tellement à… ! murmura la femme.

— C’est troublant ! approuva l’homme en secouant la tête.

Sire Otori ôta ses sandales et entra dans la maison en souriant.

— Il faisait nuit quand je l’ai rencontré ! Je n’ai rien remarqué avant le matin suivant. Ce n’est qu’une ressemblance passagère.

— Non, cela va beaucoup plus loin, affirma la femme en me guidant à l’intérieur. Il est son vivant portrait.

L’homme nous suivit en m’observant, les lèvres pincées comme s’il venait de mordre dans une prune gâtée. Manifestement, il ne voyait dans mon arrivée qu’une source d’ennuis pour l’avenir.

— Quoi qu’il en soit, je l’ai appelé Takeo, lança le seigneur sans se retourner. Faites chauffer le bain et trouvez des vêtements pour ce garçon.

Le vieil homme poussa un grognement de surprise.

— Takeo ! s’écria la femme. Mais quel est votre vrai nom ?

Comme je me contentais de hausser les épaules et de sourire en guise de réponse, l’homme glapit :

— C’est un simple d’esprit !

— Mais non, il sait s’exprimer comme vous et moi, rétorqua sire Otori avec impatience. Je l’ai déjà entendu parler. Il se trouve simplement qu’il a assisté à des scènes si horribles qu’elles l’ont rendu muet. Quand le choc se sera amorti, il retrouvera l’usage de la parole.

— C’est certain, dit la femme en hochant la tête et en me lançant un sourire. Tu vas suivre Chiyo, mon garçon. Je vais m’occuper de toi.

— Pardonnez-moi, sire Shigeru, s’obstina le vieillard – j’avais l’impression que ces deux vieilles gens devaient connaître le seigneur depuis son enfance et l’avaient sans doute élevé, – mais que comptez-vous faire de lui ? Faut-il lui trouver du travail à la cuisine ou au jardin ? Suivra-t-il un apprentissage ? A-t-il un talent quelconque ?

— J’ai l’intention de l’adopter, répondit sire Otori. Vous pouvez entamer les procédures dès demain, Ichiro.

Il y eut un long silence. Ichiro paraissait frappé de stupeur, mais il ne pouvait pas être plus, abasourdi que je l’étais. Chiyo semblait s’efforcer de retenir un sourire. Puis ils se mirent à parler tous les deux en même temps. Elle murmura une excuse et laissa le vieillard s’exprimer le premier.

— C’est très inattendu, dit-il d’un ton mécontent. Aviez-vous formé ce projet avant d’entreprendre votre voyage ?

— Non, c’est arrivé par hasard. Vous savez quelle fut ma douleur à la mort de mon frère, au point que je voulus chercher un dérivatif en voyageant. C’est alors que j’ai rencontré ce garçon. Depuis lors, je ne sais pourquoi mais ma douleur semble de jour en jour plus supportable.

Chiyo joignit les mains.

— C’est le destin qui vous l’a envoyé. Dès que je vous ai vu, j’ai su que vous aviez changé, que vous étiez pour ainsi dire guéri. Bien sûr, personne ne pourra jamais remplacer sire Takeshi…

Takeshi ! Sire Otori m’avait donc nommé d’après son défunt frère. Et il allait me faire entrer dans sa famille en m’adoptant. Les Invisibles parlent de renaissance par l’eau. Moi, c’était le sabre qui m’avait fait renaître.

— Vous êtes en train de commettre une terrible erreur, sire Shigeru, lança brutalement Ichiro. Ce garçon est un moins-que-rien, un roturier… Que dira le clan ? Vos oncles ne donneront jamais leur consentement. Le simple fait de présenter cette requête est une insulte.

— Regardez-le, dit sire Otori. Je ne sais pas qui étaient ses parents, mais quelqu’un dans son passé n’était pas un roturier. De toute façon, je l’ai arraché des mains des Tohan. Iida voulait sa mort. Il m’appartient, puisque j’ai sauvé sa vie, et je dois donc l’adopter. Pour être à couvert des Tohan, il faut qu’il bénéficie de la protection du clan. J’ai tué un homme pour lui, peut-être même deux.

— C’est cher payé. Espérons qu’il ne vous coûtera pas plus cher encore à l’avenir, gronda Ichiro. Qu’a-t-il fait pour attirer sur lui l’attention d’Iida ?

— Il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, rien de plus. Il n’est nul besoin de détailler ses tenants et aboutissants. Il peut très bien être un parent éloigné de ma mère. Trouvez une histoire quelconque.

— Les Tohan ont persécuté les Invisibles, observa Ichiro non sans finesse. Assurez-moi qu’il n’est pas l’un des leurs.

— Si jamais il l’était, il ne l’est plus, répliqua sire Otori en poussant un soupir. Tout cela fait partie du passé. Ce n’est pas la peine de discuter, Ichiro. J’ai juré de protéger ce garçon, et rien ne me fera changer d’avis. Du reste, je me suis attaché à lui.

— Il n’en sortira rien de bon.

Le vieil homme et le jeune seigneur s’affrontèrent un instant du regard. Sire Otori fit un geste impatient de la main, et Ichiro baissa les yeux et s’inclina de mauvaise grâce. Je me dis qu’il serait bien pratique d’être un seigneur, d’avoir la certitude d’avoir toujours le dernier mot et de n’en faire finalement qu’à sa tête.

Une brusque rafale de vent fit craquer les persiennes, et ce bruit me replongea dans un sentiment d’irréalité. J’avais l’impression qu’une voix dans ma tête me chuchotait : « Voici ce que tu vas devenir. »

J’avais une envie désespérée de remonter le temps jusqu’au jour précédant mon expédition dans la montagne à la recherche de champignons. Je voulais retourner à mon ancienne existence avec ma mère et ma famille. Mais je savais que mon enfance était derrière moi, terminée, à jamais inaccessible. Il fallait que je devienne un homme et endure tout ce que le sort me réservait.

Absorbé dans ces grandes pensées, je suivis Chiyo jusqu’au pavillon de bains. Elle ne se doutait manifestement pas de la résolution que je venais de prendre : elle me traita comme un enfant, me fit enlever mes vêtements et me frotta des pieds à la tête avant de me laisser mariner dans l’eau bouillante.

Elle revint un peu plus tard avec une robe de coton léger qu’elle m’invita à revêtir. Je m’exécutai sans protester. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Elle essuya mes cheveux avec une serviette et les peigna en arrière afin de les nouer en un chignon.

— Il va falloir couper ça, murmura-t-elle en passant la main sur mon visage. Vous n’avez pas encore beaucoup de barbe. Je me demande quel âge vous avez. Seize ans ?

Je fis signe que oui. Elle secoua la tête en soupirant.

— Sire Shigeru veut que vous dîniez avec lui.

Elle ajouta d’une voix tranquille :

— J’espère que vous ne serez pas pour lui une nouvelle source de chagrin.

Je devinai qu’Ichiro devait lui avoir fait part de ses craintes.

Je rentrai à sa suite dans la maison, en essayant de m’imprégner de chaque détail que je voyais. Il faisait presque nuit, maintenant. Aux angles des pièces, des lampes montées sur des supports de fer versaient une lumière orangée, mais elle ne me permettait pas de distinguer grand-chose. Chiyo me conduisit à un escalier occupant un coin de la salle de séjour principale. Je n’en avais jamais vu de ma vie : nous avions des échelles, à Mino, mais personne ne disposait d’un véritable escalier comme celui-ci. Il était taillé dans un bois sombre et brillant – du chêne, me sembla-t-il – et chaque marche sous mes pas rendait son propre son presque imperceptible. Une nouvelle fois, j’eus l’impression d’avoir affaire à un prodige de la magie, et il me sembla que j’entendais la voix de son créateur emprisonné à l’intérieur.

La pièce où j’arrivai était vide, les écrans donnant sur le jardin étaient largement ouverts. Il commença à pleuvoir. Chiyo s’inclina devant moi – pas très profondément, remarquai-je, – puis elle redescendit l’escalier. J’écoutai l’écho de ses pas et l’entendis parler aux servantes dans la cuisine.

Il me semblait que je ne m’étais jamais trouvé dans une pièce aussi belle. Depuis lors, j’ai eu ma part de châteaux, de palais, de résidences aristocratiques, mais rien ne saurait soutenir la comparaison avec la vision que m’offrit la salle du haut de la maison de sire Otori, en cette soirée de la fin du huitième mois, tandis que dehors la pluie tombait doucement sur le jardin. Au fond de la pièce, un unique pilier se dressait jusqu’au plafond, gigantesque. C’était le tronc d’un cèdre poli de manière à mettre en lumière les nœuds et le grain du bois. Les poutres étaient elles aussi en cèdre, et leurs reflets d’un brun assourdi contrastaient avec le blanc crémeux des murs. La couleur des nattes pâlissait déjà en un or très doux. Elles étaient réunies par de larges bandes d’étoffe bleu indigo qui arboraient, tissé en fils blancs, le héron des Otori.

Un rouleau suspendu dans l’alcôve représentait un petit oiseau qui ressemblait au gobe-mouches de ma forêt, avec ses ailes vert et blanc. Il avait l’air si réel que je m’attendais presque à le voir s’envoler. J’étais stupéfait qu’un grand peintre eût si bien connu les humbles oiseaux de la montagne.

J’entendis des pas en bas et me hâtai de m’asseoir par terre en repliant soigneusement mes jambes. J’aperçus par la fenêtre ouverte un grand héron gris et blanc qui se tenait dans l’une des pièces d’eau du jardin. Il plongea son bec dans l’eau et se redressa en tenant prisonnière une petite créature gigotante. Puis il prit son envol avec élégance et disparut au-dessus du mur.

Sire Otori entra dans la pièce, suivi de deux des jeunes servantes portant les plateaux du souper. Il me regarda en faisant un signe de tête. Je m’inclinai jusqu’à terre. Je me dis soudain que lui, Otori Shigeru, était le héron tandis que j’étais la proie gigotante qu’il était venu pêcher dans la montagne, en plongeant dans mon monde avant de reprendre son envol.

La pluie redoubla d’intensité et la maison et le jardin se mirent à chanter avec l’eau. Elle débordait des gouttières, s’écoulait des tuyaux et s’engouffrait dans le torrent qui bondissait entre les pièces d’eau, en une succession de cascades dont chacune faisait un bruit différent. La maison chantait à mes oreilles, et je tombai amoureux d’elle. Je voulais lui appartenir. J’étais prêt à tout pour y arriver, et décidé à faire tout ce que souhaiterait son propriétaire.

Après le souper, quand on eut remporté les plateaux, nous restâmes assis devant la fenêtre ouverte tandis que la nuit s’obscurcissait. Dans le jour finissant, sire Otori pointa le doigt vers le fond du jardin. Par une ouverture basse percée dans le mur d’enceinte, le torrent aux mille cascades se jetait dans le fleuve coulant de l’autre côté. Les eaux du fleuve mugissaient sans interruption et leur masse gris-vert remplissait l’ouverture comme un écran peint.

— Il fait bon rentrer chez soi, dit-il d’une voix paisible. Mais de même que le fleuve est toujours à notre porte, le monde nous attend toujours dehors. Et c’est dans le monde que nous devons vivre.

Clan Des Otori
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